La « participation des habitants », révélateur des paradoxes de la politique de la ville

gazette des communes« A sa création, la politique de la ville s’était fixée pour objectif de démocratiser les institutions urbaines. Trente ans plus tard, nous voici réunis pour réfléchir sur la démocratisation… de la politique de la ville » déplore, non sans ironie, Thomas Kirszbaum.

Invité avec d’autres universitaires à la journée régionale co-organisée mardi 25 novembre par les centres de ressource en Politique de la ville de l’Essonne, du Val-d’Oise, de Paris et de Seine-Saint-Denis, ce sociologue plutôt circonspect sur la réforme en cours de mise en œuvre ne s’est pas départi de sa liberté de parole habituelle.

Entre les discours et les actes… – En mettant en débat la « participation des habitants » – injonction historique de la politique de la ville, redevenue d’actualité avec la loi Lamy du 21 février 2014 –, les quatre structures de réflexion sur la politique de la ville en région parisienne ont provoqué des tiraillements douloureux chez les 300 et quelques professionnels présents à la Bourse du travail de Saint-Denis.

« Pour Profession Banlieue mais aussi le CRPVE, le Pôle ressources 95 ainsi que celui de la ville de Paris, les habitants doivent jouer un rôle central dans la politique de la ville. Mais nous savons aussi que le sujet de la participation est loin, très loin, d’être consensuel. A tout le moins, l’on peut dire qu’en raison de la prééminence de logiques politiques et institutionnelles, le besoin d’acculturation des élus et des techniciens est immense » reconnaît Damien Bertrand, nouveau directeur de ce centre de ressources basé en Seine-Saint-Denis.

Sociétés « inégalitaires » et « oligarchiques » – Si le sujet est à ce point sensible, c’est aussi parce que la question de la participation des 4,7 millions d’habitants des 1 300 quartiers prioritaires, à travers des conseils citoyens conçus pour l’occasion, interroge directement l’état de nos démocraties. Du moins ce qu’il en reste, selon le sociologue Loïc Blondiaux :

« Il ne faut pas oublier l’arrière-fond de nos sociétés profondément inégalitaires, de nos régimes bien plus oligarchiques que démocratiques, ainsi que la professionnalisation de nos élus, l’indifférence croissante des citoyens qui ont pleinement accepté leur rôles de consommateurs, leurs critiques de plus en plus aigües vis-à-vis de l’offre de dispositifs institutionnels phagocytés par le haut : le système capitaliste et néolibéral a organisé l’apathie des citoyens » dénonce ce politiste, maître de conférences à l’université Paris-Sorbonne.

De gauche à droite : Thomas Kirszbaum, Julien Talpin et Loïc Blondiaux

De gauche à droite : Thomas Kirszbaum, Julien Talpin et Loïc Blondiaux

 

Participation « biaisée » – Mise en place dans les années 1980, dans un contexte où « les lois de décentralisation ont sacralisé le pouvoir des notables locaux, la politique de la ville a été municipalisée au détriment des habitants. Elle s’est, certes, accompagnée du développement d’une offre de participation (conseils de quartier, etc), mais une offre étroitement contrôlée par les élus locaux, ayant pour fonction principale de… renforcer leur légitimité dans le cadre d’une démocratie de proximité qu’ils maîtrisaient » poursuit, dans la même veine, Thomas Kirszbaum.

« Les démocraties meurent quand les citoyens cessent de croire en leur pouvoir d’influencer la décision politique. La démocratie participative doit leur rappeler qu’ils sont des citoyens en capacité d’agir, qu’ils ne sont pas que des individus productifs » finit par asséner Loïc Blondiaux, également responsable du master Affaires publiques et ingénierie de la concertation.

La semi-opportunité des conseils citoyens – Dans cette optique, « la vraie réalisation concrète de notre rapport, c’est plus la création de la coordination ‘Pas sans nous’ que les ‘conseils citoyens’ instaurés par la loi Lamy » appuie Marie-Hélène Bacqué, auteure de 31 propositions en faveur de la participation dans les quartiers populaires, avec le militant associatif Mohammed Mechmache.

« Mais si les conseils citoyens sont effectivement différents de la proposition que nous avions faite à François Lamy, ils ne sont toutefois pas sans intérêts. C’est une porte à moitié ouverte où l’on doit absolument s’engouffrer. C’est ce que sont parvenus à faire les habitants d’Angers, Toulouse ou Montpellier, tandis que les conseils de Sarcelles ou Strasbourg ont été verrouillés par le jeu politique local » relate-t-elle.

Organiser plutôt que neutraliser – « Si nous souhaitons réformer et bel et bien démocratiser la politique de la ville, il ne faut donc pas se contenter de simples aménagements » exhorte pour sa part Thomas Kirszbaum.
A l’entendre, les conseils citoyens ne seront pas en capacité de résoudre la crise démocratique couvant dans les quartiers populaires tant que :

  • les collectivités territoriales se contenteront d’appliquer les dispositions minimalistes de la loi Lamy, refuseront de faire des citoyens des « co-décideurs » de la politique de la ville, ne repéreront ni ne formeront des citoyens-leaders appartenant à des groupes sociaux, culturels ou ethniques réellement représentatifs de la population, etc ;
  • la participation ne mobilisera pas les ‘invisibles’ (étrangers non-inscrits sur les listes électorales, femmes happées par la garde des enfants, etc) et que ses modalités et ses finalités ne seront pas définies de manière participative ;
  • seuls les acteurs publics seront autorisés à définir ce qu’est l’intérêt général, tandis que les habitants n’exprimeraient que des intérêts particuliers ;
  • les critères de sélection des porteurs de projet ne seront pas modifiés, que les exigences de ‘reporting’ des financeurs se feront toujours aussi pressants, que les associations devront continuer à inscrire leurs actions dans la droite ligne des objectifs des politiques publiques, avec le souci constant de la performance, etc… ;
  • l’idéologie républicaine continuera à sous-tendre l’assimilation culturelle comme le seul modèle d’intégration des populations immigrées ;
  • les stéréotypes sur les quartiers populaires et leurs habitants ne seront pas déconstruits, que ces derniers seront jugés à l’aune des difficultés qu’ils cumulent et non pas de leurs atouts ou de leurs potentiels ;

En pointant ces freins structurels au changement que représenterait par exemple la culture politique française, Thomas Kirszbaum n’a pas seulement confronté les agents municipaux ou intercommunaux à une dure réalité. Ses critiques du fonctionnement actuel des institutions et de la politique de la ville se veulent aussi des leviers de changement, des axes de travail pour les élus volontaristes et les techniciens désireux de « renforcer le pouvoir des citoyens. »

Favoriser l’auto-organisation – Seulement, la concrétisation de ce mantra passerait davantage par le soutien à l’auto-organisation des habitants que la démocratisation de l’offre institutionnelle de participation. Autrement dit : les fonctionnaires territoriaux en charge de la politique de la ville devraient se transformer en « community builders » pour accompagner et soutenir les habitants, et mettre entre parenthèses leur rôle de pacificateur au service des institutions.

« Ce qui tue la participation aujourd’hui, c’est son caractère vertical, imposé, procédural. Il est encore possible d’espérer quelque chose des conseils citoyens si une parole collective émerge dans le débat public : les habitants doivent faire valoir leur légitimité démocratique, leur nombre, leur diversité, mais aussi leur savoir et leur expertise d’usage » témoigne Julien Talpin, chargé de recherches au Centre d’études et de recherches administratives, politiques et sociales (CERAPS).

En mobilisant des citoyens insensibles aux structures de participation actuelles via le porte-à-porte, les réunions d’appartement mais aussi en s’appuyant sur les réseaux de sociabilité ordinaire et informels (parents d’élèves, chorales, clubs de football, groupes de prière, etc), ce spécialiste de l’empowerment et du « community organizing » est persuadé que le rapport de forces serait inversé au profit des habitants.
Dès lors, ils seraient selon lui en capacité de réorienter les projets selon leurs besoins…

Contre-projets – Encore faut-il, néanmoins, que les associations passent moins de temps à organiser des événements dont la seule finalité est d’assurer leur visibilité, et mobilisent un maximum d’habitants. La population locale doit également être auréolée d’une légitimité technique. C’était précisément le but du fonds d’interpellation proposé par le rapport Mechmache/Bacqué, qui leur aurait permis de se faire accompagner par des experts…

A défaut d’aider les habitants à bâtir des contre-projets, quelques voix s’élevant dans la salle font alors valoir que les acteurs politiques pourraient à minima créer des conditions financières offrant une réelle garantie d’autonomie aux associations. « Il est effectivement impératif que ces dernières soient indépendantes, sous peine de subir les stratégies clientélistes des décideurs locaux ou être récupérées par des forces nationales » conclut Marie-Hélène Bacqué.

Pas seulement des risques – A la fin de cette journée de réflexion, les professionnels de la politique de la ville pouvaient légitimement se morfondre tant il semble que tout reste encore à faire… et qu’une bonne partie des décisions à prendre ne leur appartient pas directement. Mais, contrairement aux habitants, eux disposent de l’oreille des élus ou des DGS encore susceptibles de prendre conscience de la nécessité d’investir dans la participation citoyenne.

« Les acteurs locaux n’ont pas seulement du pouvoir à perdre en jouant le jeu de la participation » cherche à convaincre Julien Talpin. Outre renforcer la cohésion sociale et économique du territoire ou éviter des formes d’expression collective violentes telles que les émeutes, ils éviteront par exemple le repli religieux. Une des raisons de ce phénomène, c’est aussi l’érosion des pratiques clientélistes conjuguée au souhait des leaders de s’auto-organiser. »

Populariser les conseils citoyens – Reste que le temps est compté, et que les professionnels sont aujourd’hui au pied du mur. « L’État pousse les acteurs locaux à signer les contrats de ville avant de pouvoir organiser la participation des habitants. C’est vrai. Mais une fois qu’on a dit que « le calendrier est monté à l’envers », que fait-on ? » s’interroge par exemple Sandrine Joinet-Guillou, responsable de la politique de la ville à Plaine Commune.

Pour Sylvain Saudo, consultant au sein de la coopérative de conseil ExtraCités, cette bizarrerie calendaire tombe justement à pic : « cette consigne de signer au plus vite les contrats de ville sans forcément avoir pu consulter correctement la population, c’est nous laisser le temps de faire quelque chose de ces conseils citoyens, d’être ambitieux dans leur construction pour qu’ils soient pleinement opérationnels fin 2015/début 2016. » Chiche ?

[important]Cet article est une reproduction dans son intégralité de celui d’Hugo Soutra paru dans La Gazette des Communes le 26 novembre 2014 sous le titre : La « participation des habitants », révélateur des paradoxes de la politique de la ville[/important]

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